littérature, Philosophie

« LA MORT » (1977). JANKÉLÉVITCH ET LA MUSIQUE (4)

La Mort (1977) est un essai du philosophe Vladimir Jankélévitch paru en 1977 aux éditions Flammarion. Il réfléchit (et nous fait réfléchir) à cet impensable qu’est la mort. Nous savons tous que nous dev(r)ons mourir, mais personne ne sait quand son heure ultime adviendra. Cet article ne se veut pas une lecture philosophique de Jankelevitch (je n’en ai pas la prétention), mais surtout une recension des exemples musicaux dont il use, comme toujours chez lui, pour illustrer sa pensée.

Un certain nombre de compositeurs et d’œuvres sont convoqués par le philosophe, comme le Pelléas et Mélisande de Maeterlinck et Debussy ou les Chants et Danses de la mort de Moussorgski, mais le contenu musical de ce livre est beaucoup plus riche qu’on pourrait s’y attendre.

Ainsi, dès la page 45, il souligne le scandale du rapprochement entre la jeune fille et la mort, dans l’œuvre de Moussorgski.

Page 65-66, Jankelevitch écrit, par rapport aux Danses macabres : Les scherzos et czardas macabres de Liszt, avec ce cliquetis d’osselets, jouent ce jeu de la parodie sacrilège : les staccatos et pizzicatos bouffons de la Danse macabre raillent les notes du « Dies Irae »; Méphistophélès, dans la Faust-Symphonie, n’a pas de thème en propre […] Satan règne ici sans partage, comme il règne dans les quatre versions de la Méphisto-Valse, dans la Méphisto-Polka et dans l' »Inferno » de la Dante-Symphonie. Les sublimes Chants et Danses de la mort de Moussorgski nous font entendre successivement le Trépak de la mort, la berceuse qui associe tragiquement le berceau à la tombe, la naissance et la mort, la Sérénade où la mort prend le visage du printemps et de l’amour… Dans les deux barcarolles lugubres de 1882 que Liszt intitula Gondole funèbre, la barque généralement vouée aux promenades amoureuses devient la gondole dérisoire sur laquelle le nocher Charon fait passer le Styx aux âmes des défunts.

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Page 74 : le « triomphe de la mort » dont parlent Pétrarque et, à leur manière, Moussorgski et son poète Golenitchev-Koutousov, ce triomphe est une contradiction déchirante et une très amère dérision : ce triomphe est le triomphe du néant… (cf. IV, le chef d’armée).

Page 90 : La mort est-elle un profond sommeil ? C’est cette analogie que nous suggèrent les « berceuses de la mort » de Moussorgski et Suk (Ukolébavski, opus 33, n° 6).

Page 120 : Sur les sarcasmes et les violences de « Méphistophélès », dans la Faust-Symphonie, planent déjà les accords mystiques du chœur final.

Page 123 : Boris Godounov prend un sens tout différent selon qu’il se termine par la mort du tsar, comme Rimsky-Korsakov en a décidé, ou par la mélopée de l’innocent qui pleure sur les souffrances du peuple russe, comme Moussorgski lui-même l’avait originellement voulu. Dans le premier cas, Boris est un opéra traditionnel qui prend fin avec la mort de son héros […], dans le second, Boris révèle sa signification profonde et son bouleversant message, qui est le destin du peuple russe.

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Page 127 : La feuille d’album rêveuse que Liszt que Liszt intitula Jadis nous fait entendre l’écho lointain d’un bonheur suranné qui semble monter des profondeurs de la réminiscence.

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Page 149 : Lorsque la lumière entre à flots dans la cave de Barbe-Bleue par le soupirail entr’ouvert et brise la clôture étouffante, Ariane montre aux femmes, à la fin de l’opéra de Paul Dukas, le chemin de la liberté.

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Page 205 : Le temps musical est comme une stylisation du temps vital : pour la surconscience qui survole le développement ou anticipe le dénouement, et plus simplement pour celui qui connaît déjà la sonate, la sonate atteindre sa conclusion au bout d’une demi-heure ; mais l’auditeur absorbé dans l’enchantement de sa demi-heure éternelle a oublié tout ce qui n’est pas la sonate et permettrait d’en chronométrer la durée.

Page 231 : « Un oiseau n’en serait pas mort », dit le médecin qui assiste Mélisande.

Page 233 : À travers l’incarnation d’une chanteuse qui serait successivement Gwendoline et Pénélope, Mélisande et Ariane, Iaroslavna et Févronia, l’unité d’un style se reconnaît toujours : la chanteuse reste la même chanteuse sous le transformisme des rôles…

Page 246 : « Je n’ai rien vu… Êtes-vous sûr ? » demande Arkel au médecin. « Je n’ai rien entendu… si vite, si vite… Tout à coup… Elle s’en va sans rien dire » …] Mélisande a disparu pianissimo, et pour ainsi dire sur la pointe des pieds.

Page 252 : À une question du prince Vsevolod Ivanovitch, Fevronia, dans la Kitège de Rimsky-Korsakov, répond que la forêt est le temple universel de Dieu.

Page 257 : Il y a bien une fausse note, une seule, à la fin du Phédon, comme il y a dans le Socrate de Satie, la friction d’ut bécarre contre ut dièse : cette friction est le verbe semelfactif de l’instant. À peine la mort est-elle entrée dans le cachot de Socrate – et déjà Socrate a le regard fixe. Tout est fini avant d’avoir commencé; comme à la fin de Pelléas et Mélisande. Tout s’est passé furtivement, et pour ainsi dire sur la pointe des pieds.

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Page 282 : Même Mélisande, qui s’éteint si doucement au cinquième acte, même Mélisande meurt à un certain instant; même la douce mort de Mélisande est une mort invisiblement subie.

Page 283 : « Vulnerant omnes, ultima necat » : Louis Aubert a lu ces quatre mots sur le cadran de l’horloge d’Urrugne, au Pays basque (Sillages, II : Socorry). Toutes les heures nous rongent, mais la dernière nous tue.

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Page 293 : Le Hin und Zurück de Hindemith.

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Page 317 : Il n’y a jamais d’épilogue, mais seulement un long prologue ou, comme écrit François Liszt à la suite de Lamartine, une chaîne de Préludes : « Notre vie est-elle autre chose qu »une série de Préludes à ce chant inconnu dont la mort entonne la première et solennelle note ? »

Page 326 : On comprend maintenant pourquoi l’Adieu est depuis toujours un thème élégiaque et lyrique (cf. entre autres Liszt, Mélodies n° 42 Ich scheide, n° 44 Lebewohl, Bizet, Adieux de la princesse arabe (V. Hugo), Tchaïkovski, Adieu, op. 60 (Nekrassov), Rakhmaninov, les deux Adieux op. 26 (Koltzov), V. Chebaline, Une note triste, op. 40 (A. Kovalenkov), Gustav Mahler, Das Lied von der Erde, VI (Der Abschied), Gabriel Fauré, Adieu (Poème d’un jour, op. 21), etc.

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Page 327 : C’est la sonate romantique « des Adieux » qui se termine par les retrouvailles du retour…

Page 329: En cela Pelléas et Mélisande, tragédie centrifuge, tragédie des amours insolubles, s’oppose à la Pénélope de Fauré qui est l’opéra du retour et des retrouvailles.

Page 344 : « Nul ne sait si l’heure du réveil sonnera bientôt… » (Alexandre Borodine, La Princesse endormie, Ballade.

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Page 346 : La résurrection miraculeuse que Rimsky-Korsakov célèbre dans la Grande Pâque russe diffère en cela du renouveau que Stravinsky salue dans Le Sacre du printemps et qui est le réveil annuel de l’impérissable nature après le sommeil hivernal.

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Page 364 : L' »opus ultimum » de Serge Prokofiev (l’adagio de la petite suite pour piano tirée du ballet La Fleur de pierre) nous révélerait-il un secret sous prétexte qu’il a été écrit le jour où la congestion fatale est venue le surprendre ?

Page 398 : Dans le dernier poème symphonique de Liszt, Du berceau jusqu’à la tombe, la berceuse balbutiante du commencement n’est-elle pas devenue, pour finir, la berceuse de la vie future ?

Page 422 : À la fin de leurs Chants et danses de la mort, Moussorgski et son poète Arsène Golenichtchev-Koutousov nous représentent la mort comme le « chef d’armée » irrésistible et tout-puissant, l’empereur du non-être, le généralissime du néant dont le pouvoir destructeur infini impose silence pour l’éternité à toutes les choses finies.

Page 434 : À la fin de l’admirable suite des Goyescas (Goyescas, 2e partie de « Los Majos Enamorados » : V, El Amor y la Muerte) que Goya inspira à Granados, la Ballade de l’Amour et de la Mort se termine par la mort du « Majo » ; et tout s’achève sur la Sérénade du Spectre, qui disparaît en pinçant les cordes de sa guitare.

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Page 443 : Le « Sacre du printemps » ne célèbre pas seulement la renaissance printanière de la nature, mais encore le mystère du sacrifice sanglant qui est la rançon de cette renaissance ; et même la où la tragédie est moins cruelle, comme par exemple dans Snegourotchka, la mélancolie de la mort, par une alternative inévitable, assombrit imperceptiblement la joie du renouveau.

Et le livre s’achève, à la toute dernière page, par une ultime citation de Pelléas et Mélisande, page 467 : Sur le point d’achever dans la nuit sa mystérieuse existence commencée dans la nuit, Mélisande murmure : Je ne sais pas ce que je sais.

(Source principale : Vladimir Jankélévitch, la Mort, éditions Flammarion, 1977. Je me suis attaché à respecter l’orthographe choisie par Jankelevitch.)

Et pour retrouver les poèmes symphoniques de François Liszt, c’est ici :

Les poèmes symphoniques de Franz Liszt.

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